Depuis quelques années maintenant, je parcours les montagnes françaises à la recherche de ces pierres mythiques qu’on qualifie de précieuses. L’activité que je pratique consiste à se rendre dans les secteurs géographiques où la géologie est adaptée à l’apparition de ces minéraux, généralement les zones de volcanisme ou de métamorphisme. Le prélèvement se déroule dans le lit de la rivière, en veillant à ne pas abîmer le milieu naturel. Une dizaine de litres suffisent. Après avoir tamisé les graviers en plusieurs granulométries, la bâtée intervient pour trier par densité les cailloux. Nous devons garder un fond de bâtée un peu important car il est facile de perdre des pierres si on cherche à trop concentrer. Une concentration par 2 ou 3 est déjà bien.
Mis à part le béryl, les pierres que l’on cherche ont toutes une densité plus élevée que le quartz (2,7) ou que les autres roches et minéraux qui constituent la part majoritaire du sable. La concentration à la bâtée est donc possible, mais difficile car les écarts ne sont pas aussi importants qu’avec l’or (19,3). Si la densité du zircon (4,6) et du saphir (4) permet de les récupérer à peu près à tous les coups, le péridot (3,3 à 4,3), la kunzite (3 à 3,2), la topaze (3,4 à 3,6) sont plus sensibles à une pratique approximative.
Une fois réalisée la concentration, inutile d’essayer de trouver le trésor sur place : mouillées, collant les unes aux autres, il n’est pas possible de trier sur place. Pour obtenir une bonne récupération nous devons faire sécher la récolte, la tamiser à nouveau pour finir de sortir les particules fines qui n’auront pas manqué de rester collées au reste, et enfin passer des heures à trier ce sable grossier a la recherche des grains colorés.
Le moment du tri est un moment bien particulier. A la fois excitant et intime, il nécessite une grande concentration pour reconnaître les pierres que l’on cherche. Car là, devant nous, une myriade de grains de quartz, de schistes, laves, roches diverses dissimulent les éclats colorés de nos précieuses. Peut-être, tout a l’heure, au milieu de toutes ces banalités, un magnifique cristal va apparaître. Quelle émotion merveilleuse de voir surgir, à l’occasion d’un léger balayage du doigt sur les graviers ternis, un saphir bleu ciel !
Lorsqu’elle se présente sous une forme parfaite, bien dégagée de sa gangue, bien colorée, qu’elle brille de tous ses feux, l’identification est immédiate. Mais la pierre « sauvage » se présente parfois en guenilles : roulée, abîmée, enchâssée dans sa gangue, ou brûlée par la lave, l’identification de sa qualité de précieuse est difficile à faire.
Ne sachant pas quelle pierre je suis susceptible de trouver, donc sans à priori, je trie en regroupant les cailloux de formes ou de couleur semblables. Tels les premiers scientifiques de la nature, je regroupe les candidats cristaux en grandes catégories, les rouges, les verts, les longs, les très lumineux… puis je regarde si émerge de ces familles ainsi constituées de nouveaux critères communs à ces groupes. Cela constitue la mise en pratique de la base même de la connaissance scientifique : regrouper les espèces éparpillées et les positionner dans l’arborescence de la connaissance. Ainsi se construit la connaissance en s’alimentant de ses expériences. Ainsi se construit aussi notre propre représentation du monde.
D’un point de vue épistémologique, ces petits cailloux nous montrent le chemin qu’emprunte notre esprit dans la découverte de l’inconnu. Véritable exercice pratique des catégories d’Aristote, nous nous mettons en position d’inventer et d’identifier des critères communs à certaines pierres. Ne disposant pas de référentiel de connaissance qui pourrait être un support à la démarche, je me dois de l’inventer, de l’exercer et de le challenger pour le faire évoluer. Les étapes commencent par un bon travail de perception, qui se traduit par l’élaboration des critères de regroupement. Il s’en suit une étape de validation des critères : est-ce que cette famille de cailloux est bien cohérente, ont-ils bien ensemble suffisamment de qualités en commun ? Lorsque c’est le cas, essayons de les identifier : de quelle espèce minérale s’agit-il ?
A ce moment-là une autre difficulté apparait : il est quasiment impossible, avec des moyens simples, d’acquérir la certitude de la détermination de l’espèce. En effet, comment déterminer la densité d’un minéral de trois mm de diamètre ? Comment convenablement en déterminer la dureté ? Quant à la couleur, les minéraux ont cette faculté de pouvoir se présenter sous un panache de couleurs généralement très varié, quand il ils ne changent pas de couleur selon l’orientation !
Même la couleur est une indication dénuée de certitude !
Quelle déception ! Jamais donc je n’arriverai, comme dans la botanique, à déterminer par mes propres moyens les espèces que je rencontre !
Tout ce travail de voyage, prélèvement, tamisage…pour finalement ne pas acquérir la certitude du type de minéral que j’ai trouvé, et que son identité ultime ne me reste cachée à jamais ! J’ai vu s’échapper devant moi mes modèles de connaissance absolue, reconnue, écrite ! Positivisme, quand tu nous tiens ! Quelle déception pour le botaniste que je suis de ne pas aboutir à une connaissance certaine.
J’avais l’impression que la montagne accouchait d’une souris : tout cet énorme travail ne m’aura permis que d’acquérir une connaissance probable ! Quel changement de monde : cela n’existe pas dans la botanique : tout est absolument déterminé par tout botaniste qui se respecte. Ni approximation, ni subjectivité : la plante est d’une espèce unique, rattachée à un genre et une famille. On peut la déterminer sur le champ, ou plutôt dans le champ !
Cette rupture dans l’approche de la certitude et de la détermination m’a bousculé ! Mais cela m’a également permis de voir ce résiduel de positivisme dans ma conception de la connaissance.
Peut-être que la vraie connaissance à tirer de cette nouvelle passion n’est pas la connaissance des pierres, mais la connaissance de la manière de connaître, la manière de construire sa connaissance, de construire ses propres certitudes.
Peut-être aussi que cette démarche peut nous permettre de voir la relativité de nos certitudes, de nous habituer à accepter que le monde est incertain, de comprendre que la seule certitude à avoir est que nous ne sommes certains de rien !
Finalement, que toute cette démarche aboutisse dans un champ de connaissance incertaines rejoint la manière de connaître le monde proposé par Edgar Morin : « apprendre comporte l’union du connu et de l’inconnu » (la connaissance de la connaissance, 2.II.2)
J’en ai conclu que la caractéristique la plus précieuse de ces pierres n’est pas leur rareté, leur couleur, leur éclat. Non, c’est la philosophie !
Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien, tandis que les autres croient savoir ce qu’ils ne savent pas. Socrate.
Les pierres qu’elles soient précieuses ou non, nous permettent un cheminement tout néophytes confondus pour une connaissance accrue de la vie ou de nous même « V:. », une manière de l’appréhender chaque jour et de nous repousser dans nos retranchements de la connaissance du monde mais surtout de soi. Eternels apprentis même des pierres peuvent nous bousculer, nous faire trébucher mais avant tout nous aider sur ce parcours parfois compliqué.
Merci bien pour ce commentaire qui me fait avancer également. La démarche de décrire de nouveaux phénomènes, comme l’observation des pierres sans en détenir une connaissance suffisante, nous replonge dans une problématique initiale : comment fais-je pour décrire le monde qui m’entoure, et comment je m’en construis une représentation ? J’ai ressenti dans cette démarche d’étude des pierres un véritable sentiment d’apprentissage. Si je n’ai pas aujourd’hui atteint une certaine maitrise du sujet, je peux dire que j’en suis au niveau d’un bon compagnon !
Continuons, chemin faisant !
Marc Pena