Certains le savent, je suis parti très jeune en voyage après mes rapides études en classes préparatoires. En 1984, à dix-neuf ans, je quittais mon pays natal pour me lancer dans un tour inoubliable des terres de l’Amérique latine. Cette sortie violente du cocon familial et cette mise en danger volontaire m’ont amené à démarrer une démarche philosophique et une rencontre avec moi-même, dont je vous propose aujourd’hui quelques bribes pour vous en donner la saveur.

Conscientiser mon existence

Le jeune gamin que j’étais arrivait donc à l’aéroport de Caracas début janvier 1984. La première sensation en sortant de l’aéroport fut celle de la solitude face à l’immensité du territoire sur lequel je venais d’atterrir. Face à moi, l’Amérique du Sud ! Maintenant que j’étais là, j’allais mener une aventure dans un pays que je ne connaissais pas, rencontrer des gens que je ne connaissais pas encore, avec des valeurs et des repères culturels auxquels je n’étais pas habitué, dont je ne connaissais pas les codes. Je ne disposais à peu près d’aucun point de chute dans le pays qui aurait pu m’orienter ou me servir de refuge. J’étais totalement isolé de mes zones de confort : mes proches étaient à des milliers de kilomètres, ma maison aussi. Je devais commencer une nouvelle vie ici, dans ce nouvel environnement dans lequel j’allais baigner dorénavant. L’image d’être entouré de solitude m’a traversé l’esprit : seul devant, seul derrière, en haut, en bas, à droite, à gauche ! Mon seul point d’attache était moi-même. Cette situation d’isolement m’a provoqué une immense surprise : la prise de conscience fondamentale de ma propre existence. Un nouveau monde tournait autour de moi, et j’étais le seul lien entre mon ancien et mon nouveau monde. Sentiment d’émerveillement, de puissance de l’ego, bien sûr, mais grande peur également, puisque la situation présentait une contrepartie implacable : l’obligation d’assumer seul la totalité de ma destinée. Je ne pouvais compter que sur moi. J’étais seul responsable de ce qui allait m’arriver.

Je ne disposais d’aucune échappatoire : je devrais assumer mes actes, mes idées et préserver mon corps. Une sorte d’épreuve de vérité. En cas de difficulté, je n’aurais personne pour me venir en aide. Conscient de cet état des choses, je pris une posture de défense : si je ne voulais pas me faire surprendre dans mon voyage par de mauvaises rencontres, je devais absolument surveiller mes arrières, c’est à dire être le plus à l’écoute possible de mon environnement. Cette posture d’écoute, de vigilance aux signaux faibles a représenté ma meilleure défense pendant tout le voyage, jusqu’à aujourd’hui. Mais ma grille de lecture occidentale était-elle adaptée à la lecture du monde dans lequel j’entrais ? Mes modèles du monde et mes certitudes étaient-ils encore valables dans ce pays ? Tout semblait si différent ! Je ne connaissais pas encore les référentiels culturels locaux, même si je connaissais la langue. La première chose que j’ai souhaité comprendre était comment les habitants comprennent leur monde, afin d’y trouver une place pour exister et établir des liens avec eux.

J’existe ! Mais qui suis-je ?

Une autre question se pose au moment d’arriver seul dans une autre nation : comment se présenter ? Qui je prétendais être ? Ici personne ne me connaissait : je n’avais aucune référence passée, aucune existence historique. J’aurais pu me présenter comme le fils de …, ou bien dire que j’étais chanteur (Renaud a fait un voyage équivalent à la même époque), ou n’importe quoi d’autre. Les autres n’auraient su de moi que ce que je leur disais.

Cette situation nous donne l’occasion de progresser dans notre perception de nous-mêmes : elle provoque un questionnement qui amène une forme de détachement : j’existe, mais qui suis-je ? Qui est ce que je pense être ? Qui est ce que je souhaite être vis-à-vis des autres. En sollicitant une réponse à ce questionnement, nous cheminons vers une posture de spectateur de nous-même qui est très enrichissante.

Quant à moi, je devais prendre position : je pris conscience que j’avais amené avec moi toute mon histoire, mes souvenirs, mes connaissances, mon moi. J’étais le seul ici à connaître la place du marché de Pessac, la maison de ma grand-mère et la place de la Bourse à Bordeaux. J’avais amené avec moi ma connaissance de la botanique, des mathématiques, des sciences naturelles, de la philosophie. Je voyais bien que tout cela me constituait, et me différenciait des autres. Ce sont ces souvenirs, ces connaissances qui m’ont révélé à mon propre regard. Tu es tout cela, et personne d’autre que toi ici n’a ces mêmes images ni ces mêmes connaissances dans la tête.

Mais la situation de migrant dans un nouveau pays m’offrait la possibilité de m’inventer une autre histoire, une autre personnalité : personne ne me connaissait !  Certains routards s’y perdent d’ailleurs, et sombrent dans la mythomanie complète ! Certains bandits en cavale le savent bien aussi, mais savent le gérer parfaitement ! Chacun peut faire croire qu’il est une autre personne quand il agit dans un endroit où il est parfaitement inconnu.

Mais, fondamentalement, est ce que je souhaitais être quelqu’un d’autre ? Curieuse question ! Est-ce que « être quelqu’un d’autre » pouvait être une voie positive pour moi ? Cette question saugrenue provoquée par cette situation d’isolement touchait toutefois quelque chose de fondamental : elle posait clairement une problématique d’éthique et de sincérité : est-ce que je souhaitais être sincère dans mon regard sur moi-même, sur mon existence, avec mes tares et mes avantages, ou préférais-je faire croire que j’étais celui que je rêvais d’être, et qui allait me faire rêver, moi, et peut-être aussi les autres ?

L’éthique, outil de la construction

Ce questionnement m’a fait cheminer : Quelle éthique vis-à-vis des autres voulais-je adopter, véhiculer, et avec quelle éthique vis-à-vis de moi-même avais-je envie de vivre, de me construire ?

Mon choix éthique impactait directement la qualité des relations que j’entretiendrais avec mes alter ego. Inconnu, je pouvais me construire bandit, menteur, arnaqueur, mauvais compagnon ! Mais étais-je prêt à assumer ce type d’identité ? Aurais-je été plus heureux en volant un bien dont je rêvais, profitant ainsi de mon anonymat ? Aurais-je été plus satisfait si je disposais d’une montre de classe plutôt que d’une montre de pacotille ? J’aurais pu également me fabriquer un personnage de fiction ; En me créant un personnage romantique ou autre, j’aurais pu faire rêver mes interlocuteurs, et j’aurais peut-être eu beaucoup de succès rapidement. Mais était-ce valable sur le long terme ? Étais-je prêt à vivre dans le mensonge ?

D’un autre côté, avais-je vraiment envie de me faire croire que j’étais celui que je rêvais d’être ? N’était-ce pas plus sain de me regarder être celui que j’étais, avec tous ses défauts et ses avantages ?

Ne serais-je pas finalement plus heureux si je faisais le choix plus risqué, a priori, d’être sincère ?

Mais cette posture amenait une autre question : est-ce que je souhaitais que les autres sachent qui j’étais vraiment ? Avais-je le courage d’assumer qui j’étais ? N’avais-je pas peur, en me dévoilant, de me mettre en difficulté ?

Aujourd’hui je peux dire que toutes ces questions, résolues ou non, font progresser celui qui se les pose. Mais à l’époque, avais-je réellement envie de répondre à ces questions ? La couardise m’appelait à ne pas y répondre, et à rester dans un non-dit, un non-choix. Mais, après analyse, cela risquait bien de devenir un tabou, ou de me bloquer à de nombreux niveaux psychologiques.

C’est finalement mon éthique qui allait guider mon attitude : je choisissais d’être sincère, tel quel, sans fards, le plus authentiquement ! Cette voie est beaucoup plus simple quand on cherche qui on est !

L’éthique apparait lorsqu’on se regarde être sincère : celui que l’on est, en toute transparence, apparait à celui qui le regarde. Sans faux semblant, sans self-deception, nos travers peuvent nous apparaître plus facilement. A nous de nous poser la question de notre attitude, de notre posture par rapport à notre environnement. C’est ainsi que nous pouvons construire notre éthique.

Je choisissais donc sans hésiter de me regarder être sincère, afin de bien vérifier ma sincérité ! C’était le prolongement appliqué de la posture phénoménologique ! Je me postais à l’écoute et en commentateur de moi-même, de mon environnement, et de moi-même dans mon environnement. J’étudiais mon être de la même manière que j’étudiais la situation dans laquelle j’existais, je voyageais, j’emmenais mon être au travers de ce pays improbable. Je me commentais intérieurement mes postures, mes prises de position, mon attitude pour chasser l’insincère hors de moi.

Vis à vis des autres, je pris également le parti d’être sincère. C’est à dire être celui que je suis, le plus spontanément et le plus « objectivement » possible. La situation d’étranger permettait une grande liberté dans l’expression de sa personnalité, mais aussi de sa sincérité ! Exprimer sincèrement qui j’étais m’était possible car j’étais parfaitement inconnu. Essayons, c’est sans risque !

C’est ainsi que j’ai construit mon éthique et ma vie autour de relations authentiques avec mes proches et mes collaborateurs. Je vis sincèrement dans le respect des personnes, de l’environnement et de moi-même. Ces valeurs m’ont apporté beaucoup de qualité dans mes relations humaines.

Je peux dire aujourd’hui que ce fut une grande décision, qui a beaucoup contribué à celui que je suis devenu.